Presque tous les tableaux qui nous émeuvent tendent à susciter, de façon explicite ou latente, la question transcendantale de l’origine même de la peinture. Je ne veux pas évoquer ici une époque aussi lointaine que celle de la peinture paléolithique ou des fresques médiévales, mais ce moment plus proche de nous où un fragment du monde se trouve représenté sur une surface plane clairement délimitée. La peinture, telle que nous l’entendons dans nos milieux culturels, a été inventée à la Renaissance à partir de quelques présupposés fondamentaux : moi (spectateur idéal), je me trouve dans un endroit, face à un sujet qui est une représentation ou une évocation de quelque chose de parfaitement différencié de moi-même. Mon œil fait sien le regard du peintre. C’est ainsi que la distance par rapport au sujet peut être mesurée corporellement, avec la possibilité d’établir des gradations : à portée de la main, près de moi mais pas tant qua ça, loin, très loin de moi. C’est en cela que consiste le champ de vision. La peinture de l’Âge Moderne, (ce que nous appelons « façon de voir de la Renaissance ») est né en conséquence d’une concentration du regard autour des plans généraux, avec une nette préférence pour une hauteur moyenne : On supposait que la ligne d’horizon, à la hauteur de l’œil d’un homme debout, partagerait le tableau à sa moitié.
Je sais que ces présupposés idéaux ont été maintes fois rejetés et que les artistes qui ont peint tout au long de la période comprise entre le XV° siècle et les avant-gardes n’ont pas toujours suivi (ils ne l’ont même presque jamais fait) les règles canoniques de cette « façon de voir ». En effet, le genre du paysage a été dès l’origine relativement dissident et semble être né en opposition à cette conception perspectiviste de la réalité qui était typique des intérieurs architecturaux et des paysages urbains. Pensons à l’œuvre de Joaquín Patinir ou aux nombreux peintres flamands et allemands qui se sont spécialisés dans les vues élevées de larges segments de la nature, pourvus de quantité d’éléments tels que des maisons, des villes, des forêts, des montagnes et des lacs. Le spectateur s’est vu alors artificieusement élevé dans les hauteurs. D’où regarde-t-il ? Que fait-il donc perché au sommet d’une haute montagne imaginaire ? Ou bien a-t-il été investi, peut-être, d’une étrange condition angélique et vit-il en apesanteur dans un espace céleste d’où il contrôle l’univers dans sa prodigieuse immensité ?
Je ne peux éviter de penser à tout ceci au moment d’affronter la série picturale « El silencio » (le silence) de Miguel García Cano. Il s’agit de « paysages », bien sûr, mais seulement dans la mesure où nous nous reportons aux origines historiques du genre. Les aspects anecdotiques et sentimentaux qui ont ensuite contaminé cette sorte de peinture ont tous été omis ici. Pas de facilités pittoresques. García Cano ne paie aucun tribut à la complaisance doucereuse mais nous ne sommes pas non plus devant les déserts lunaires pleins d’artifices et surréalisants qui ont proliféré dans la peinture occidentale à partir d’Yves Tanguy. Regardons avec attention n’importe laquelle des œuvres de cet ensemble : elle est carrée (sauf quelques rares exceptions, faites selon le nombre d’or) comme si ce format servait à renforcer encore l’idée du cadre primordial. Ce n’est pas un choix au hasard car la norme dans la tradition occidentale a été de peindre sur des toiles rectangulaires : verticales pour les personnages et horizontales (presque toujours) pour les paysages. Le choix du format carré a donc de multiples implications dont aucune n’est hasardeuse ou « innocente ». Il évoque, tout d’abord, les photogrammes des caméras analogiques à négatifs en 4X4, si prestigieuses dans le domaine de la photo artistique professionnelle jusqu’à une date récente. Or, la caractéristique de ce format photographique était de jouer avec le cadrage de telle sorte que c’était la prise de vue qui décidait où nous nous trouvions par rapport au sujet de la photo. A quelle catégorie appartiennent donc ces « vues élevées » de Miguel García Cano ? Où sommes-nous ? (Où s’est placée cette caméra idéale ?). Parfois nous pouvons nous imaginer être sur une terrasse élevée d’où nous dominons de vastes panoramiques (comme dans le cas de Mirador de umbrías 1) mais dans la plupart des cas nous nous trouvons face à des fragments d’un large territoire géographique qui ne peut être perçu qu’en imaginant le voyeur suspendu à une sorte de cerf-volant. Les arbustes et leurs ombres sont relativement près et on peut dire la même chose des ondulations de la terre. Il y a des pelades et des collines, des vallées ombreuses et de douces superpositions d’éminences géographiques. C’est à dire que les corps physiques existent, projetant des ombres, et l’on nous fournit une perception claire des distances. Là pourrait se trouver la clé du frisson qu’ils nous procurent, de leur intense sensation de miracle : nous flottons à une certaine distance du monde, et notre regard n’est pas rasant mais plutôt vertical, de haut en bas. En réalité, sommes-nous en train de tomber d’une hauteur incommensurable ? Ce « silence » est-il un prélude effrayant à notre rencontre fatale avec la terre ? Je ne peux éviter, enfin, d’avoir la sensation que Miguel García Cano a fait de nous des Icare au moment où notre chute devient évidente. L’hibris prodigieuse du vol laisse place à l’amère expérience de l’échec. Je vois ces tableaux comme s’il s étaient la représentation d’un moment effroyable : à partir de là vers le haut, le monde est une entité solitaire, sans maison ni terres de labour, sans bêtes ni gens, un bon endroit pour que nous y fassions face aux éléments essentiels de notre existence. Ils contiennent un puissant anesthésique. Ils sont un prélude du vide.
De là vient l’intense rapport qu’ils entretiennent avec leur format. Le carré peut tourner sans problème, il n’a pas de façon aussi claire que les autres parallélépipèdes un haut et un bas, une droite et une gauche. Ces tableaux suggèrent mieux que d’autres formats cette chute verticale, implicitement giratoire. Mais nous ne pouvons omettre d’interpeller sur les préoccupations de García Cano à propos du nombre d’or et la modularité. Les thèmes sont toujours différents mais la série en tant que telle suggère l’idée de l’équivalence, c’est à dire que chacun des tableaux est à mettre à égalité avec les autres sous des aspects essentiels tels que la thématique, la technique ou l’intensité émotionnelle qu’ils suscitent. Il s’agit d’un module répétitif qui nous porte vers l’univers, lui aussi « anesthésié », du minimalisme. Je crois donc que cet artiste glisse mieux que d’autres entre l’abstraction radicale et la figuration, ou entre l’absence d’émotion et les sentiments extrêmes. L’éloignement par rapport au sujet et la sensation de son raccourcissement vertigineux (cet étrange effet de zoom) ont donc une raison d’être profonde.
Et nous voilà de retour au début, à l’essence même de l’art de peindre : le bord du tableau et le contenu, son format et sa taille, la surface de la toile et ce qui y figure. Tout cela, enfin, parle du corps du spectateur, de toi et de moi, de notre présence précaire au monde et de la prodigieuse instantanéité de l’existence. Les peintures (ces peintures) font de nous des dieux, même si ce n’est que pour un instant, durant notre descente, bouleversés et silencieux, vers la demeure accueillante de la terre.
J. A. R.
9.2.2008
Traduction Odile Bouchet